Les cents vies d'Athmane

Réponse à la commande de la Maison Théâtre de Strasbourg d’écrire un texte de 4444 mots à destination des adolescents, Les cents vies d’Athmane est refusé (le texte est donc disponible). Je reprends tout depuis le début pour écrire Pauline.

Les cents vies d’Athmane est écrit suite à ma rencontre avec des primo-arrivants, des mineurs non accompagnés, des travailleurs sociaux (ceux-là même qui font passer les entretiens « parcours de vie ») et des familles d’accueils. Je traite de la question délicate de l’entretien « d’intégration », au cours duquel le migrant doit raconter son parcours…

 

Scène 1

Le travailleur social   Entre. Entre seulement, je t’en prie.

Entre Toumani.

                                   Comment tu t’appelles ?

Toumani                     Toumani.

Le travailleur social   (Répète en séparant les syllabes, comme s’il était en train de remplir un formulaire) Tou-ma-ni. Tu connais ta date de naissance ?

Toumani                     Le 31 décembre. 2007.

Le travailleur social   Tu as quel âge ?

Toumani                     Ça fait 17 ans.

Le travailleur social   (même jeu) Tren-te-et-un-dé-cem-bre… Deux-mille-sept.

Toumani                     Ça fait 17 ans.

Le travailleur social   Ça fait 17 ans, j’ai entendu. Tu as des frères et sœurs ?

Un temps. Toumani semble fouiller sa mémoire.

Toumani                     J’ai des sœurs.

Le travailleur social   Combien ?

Toumani                     Beaucoup.

Le travailleur social   « Beaucoup » ça ne m’arrange pas, ça ne rentre pas dans la case. Des frères ?

Toumani                     Je suis le seul garçon. Le premier enfant.

Le travailleur social   L’aîné.

Toumani                     Oui voilà l’aîné.

Le travailleur social   L’aî-né. Et tes parents ? Ils ont un métier ?

Toumani                     Mon père faisait le taxi à Kabara.

Le travailleur social   Ka-ba-ra.

Toumani                     Oui voilà Kabara. Près de Tombouctou. Il faisait le taxi entre l’aéroport et Tombouctou, au Mali.

Le travailleur social   Il faisait ?

Toumani                     Il a eu un accident. Il est mort dans un accident de voiture. Là-bas c’est pas comme ici. Les gens ne conduisent pas bien, on ne met pas la ceinture.

Le travailleur social   Ton père est dé-cé-dé.

Toumani                     Oui voilà décédé.

Le travailleur social   Et ta mère ?

Toumani                     Ma mère a été obligée de se remarier au frère de mon père.

Le travailleur social   Ton oncle.

Toumani                     Mon oncle, celui-là même. Et puis mon oncle m’a chassé, pour avoir l’argent de mon père à ma place.

Le travailleur social   L’héritage.

Toumani                     Oui voilà l’héritage.

Un temps. Le travailleur hoche la tête d’un air entendu, relit son formulaire comme s’il retrouvait un chemin déjà emprunté mille fois.

Le travailleur social   Tu as été à l’école ?

Toumani                     Oui. J’aime beaucoup l’école. J’avais un bon professeur. Il m’a dit que je devais étudier, travailler beaucoup, pour avoir un diplôme.

Le travailleur social   Di-plô-me. Tu as été au collège ? En sixième ?

Toumani                     Oui voilà en sixième.

Le travailleur social   Tu avais quel âge quand tu étais en sixième ?

Petit temps de panique pour Tounami. Il se concentre, compte dans sa tête avant de donner la réponse.

Toumani                     11 ans.

Le travailleur social   11 ans, d’accord. En 2018.

Toumani                     Oui voilà en 2018.

Un temps. Une dernière respiration avant de plonger dans l’histoire de vie.

Le travailleur social   Raconte-moi comment tu es arrivé jusqu’ici.

Toumani                     La vie au pays n’était plus possible, à cause de mon oncle. J’étais devenu l’esclave. Je n’avais plus le droit d’aller à l’école, je devais faire le ménage, la cuisine, m’occuper de mes sœurs, de la maison, obéir à mon oncle. C’était très difficile. Puis j’ai rencontré un tonton au quartier.

Le travailleur social   Un autre de tes oncles ?

Toumani                     Non, monsieur (madame) un tonton. Un homme plus vieux, quoi.

Le travailleur social   Un homme plus vieux.

Toumani                     Oui voilà un tonton. Il voulait partir en France, mais il n’avait pas l’argent, alors il m’a proposé de l’accompagner. Moi j’amène l’argent, lui il m’amène en France. Il me protège.

Le travailleur social   Où as-tu trouvé l’argent ?

Toumani                     Je l’ai volé à mon oncle. C’était l’argent de mon père, de toute façon. C’était mon argent. Je l’ai volé, un soir, et je suis parti sans dire au revoir.

Le travailleur social   Tu t’es enfui.

Toumani                     Je me suis enfui, voilà, comme un voleur, sans dire au revoir à ma mère, sans dire au revoir à mes sœurs. J’ai suivi Tonton. Il connaissait des gens qui nous ont fait traverser le désert.

Le travailleur social   Des passeurs.

Toumani                     Je ne sais pas comment on les appelle.

Le travailleur social   Tu as traversé le désert.

Toumani                     Dans un camion. Il faut bouger tout le temps, dans le désert. Si tu t’arrêtes, les rebelles te trouvent et te frappent. Ils te prennent tout ce que tu as. Ils t’emmènent dans des cases et ils te font du mal. Bouger tout le temps. J’ai beaucoup dormi dans le désert.

Le travailleur social   Dormi ?

Toumani                     Dans le camion. Il y avait quelque chose dans l’eau qu’on buvait, pour nous faire dormir. Comme ça le camion pouvait rouler sans s’arrêter.

Le travailleur social prend un temps pour réfléchir.

Le travailleur social   Où es-tu arrivé après le désert ? En Libye ?

Toumani                     Non, au Maroc. Pas en Libye. C’est trop dangereux, la Libye. Si tu t’arrêtes en Libye, tu deviens esclave, pour des années.

Le travailleur social   Où, au Maroc ? à Oujda ?

Toumani                     Oui voilà à Oujda. Dans la forêt. Là-bas ils disent : la forêt de Sidi Mâafa.

Le travailleur social   Si-di-Mâ-a-fa. Continue.

Toumani                     Il y a de petites maisons devant la forêt. Ils disent : un bidonville. Tu payes pour dormir là-bas, pour dormir quelques heures seulement. Parce que le matin la police marocaine chasse tout le monde et casse les maisons. Alors, avec Tonton, on se réveillait avant que la police n’arrive et on partait se cacher dans la forêt. Il faut bouger, tout le temps, si tu restes au même endroit, si tu oublies de te réveiller, tu te fais tabasser ou tu vas en prison.

Le travailleur social   En mouvement.

Toumani                     Oui voilà en mouvement. Là-bas il faut travailler encore, beaucoup, gagner de l’argent pour passer la mer.

Un temps.

Le travailleur social   Quel genre de travail ?

Un temps. Toumani semble hésiter à répondre. Et, finalement, ne répond pas.

                                   Continue.

Toumani                     Un jour, Tonton m’a dit qu’il avait une place sur un bateau, qu’il était temps d’y aller. Tu dois préparer tes affaires, dans un sac, le téléphone, une boîte de sardines et des ablos, pour la traversée. Moi je croyais qu’on allait prendre un vrai bateau, mais ils te demandent de monter sur un canot. Si tu refuses de monter, tu te fais tabasser. Pas le temps d’hésiter, faut bouger, toujours bouger. Tonton m’a laissé là, il n’a pas voulu monter, il est parti, sans dire au revoir.

Le travailleur social   Il s’est enfui.

Toumani                     Oui voilà enfui. J’étais assis sur le côté, sur le boudin du canot, et j’avais tout le temps peur de tomber. Je n’avais pas donné assez d’argent pour avoir un gilet. Je n’ai pas dormi, plusieurs jours et plusieurs nuits.

Le travailleur social   Vous étiez combien sur ce bateau ?

Toumani                     Beaucoup.

Un temps.

                                   Certains se sont noyés.

                                   Des mamans, aussi.

                                   Et des enfants.

Un temps.

Le travailleur social   Continue.

Toumani                     Un vrai bateau nous a secourus. Ils disent : ONG. Ils ont sauvé ceux qu’ils ont pu. J’ai vu un docteur, et puis je suis allé dans un camp, en Espagne. Je me suis enfui jusqu’à une gare. J’ai rencontré une dame blanche qui m’a dit qu’il fallait venir ici.

Le travailleur social   Une dame ?! Blanche ?!

Toumani                     Qui m’a dit qu’il fallait venir ici. J’ai pris le train.

Le travailleur social   Tu as pris le train jusqu’ici et, enfin, la police t’a amené jusqu’à nous.

Un temps.

Quel est ton projet de vie en France, Toumani ?

Toumani                     Devenir footballeur professionnel.

Le travailleur social   Tu joues bien au football ?

Toumani                     Je suis très fort. Vous avez des bons centres de formation. Je peux y arriver.

Le travailleur social   Et si tu n’y arrives pas ?

Toumani                     Je veux aller à l’école pour avoir un diplôme. J’aime beaucoup l’école. Et ensuite travailler. Je veux gagner de l’argent. J’ai vu à la télévision qu’on pouvait gagner de l’argent ici.

Le travailleur social   Ga-gner-de-l’ar-gent. D’accord. Est-ce que je peux voir le contenu de ton sac, Toumani ?

Toumani                     Oui monsieur (madame).

Le travailleur social   Tu n’as pas d’arme, pas d’alcool, de drogue ?

Toumani                     Non monsieur (madame).

Le travailleur social   Tu n’as pas de rasoir ?

Toumani                     Non monsieur (madame).

Un long temps. Le travailleur relit son formulaire, l’air fatigué.

Le travailleur social   Une dernière question, Toumani : est-ce qu’un passeur t’a donné un récit de vie à me raconter, en comptant sur ma pitié ? Est-ce qu’on t’a assuré que si tu me racontais cette histoire, le décès de ton père dans un accident de la route, le remariage de ta mère à ton oncle, ton parcours migratoire, la dame blanche de la gare, tu aurais tes papiers ?

Un temps.

Toumani                     Non monsieur (madame).

Le travailleur social   Est-ce que tu as dit la vérité ?

Toumani                     Oui monsieur (madame).

Un temps.

Le travailleur social   Bien. Je vais transférer ta demande. Si le document revient vert, tu as tes papiers. S’il revient jaune ou rouge, ça sera plus compliqué, il faudra sans doute passer une radio osseuse, clavicule, poignet, panoramique dentaire, pour voir si tu n’as pas menti sur ton âge.

Toumani                     Je n’ai pas menti. Le 31 décembre. 2007. Ça fait 17 ans.

Le travailleur social   Je sais, Toumani, je sais.

Entre les deux scènes, on peut imaginer un geste très quotidien du travailleur social (de la travailleuse sociale) : regarder son téléphone, manger un sandwich, prendre un chewing-gum. Un temps un peu long, troublant, qui s’étire, comme si le personnage revivait l’entretien tout juste mené. Puis il reprend son poste, soupire ou s’étire ou se frotte les yeux, s’y remet.

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