Dean
Si un jour je trouve le courage de développer un univers complet, une saga qui me permette de faire grandir des personnages, j’aimerais convoquer mon obsession de l’enfance confrontée à la mort pour raconter les aventures du plus jeune gardien de cimetière du monde, écossais… J’ai des centaines de notes à son sujet !
J’ai tenté un premier essai en décembre 2020 pour le faire sortir de terre, en lui consacrant une histoire du Confin des Contes, illustrée par ma petite soeur Camille : « Le plus jeune croque mort de toute l’Écosse s’appelle Sir Walter Raleigh. Il a 12 ans.
Savoir comment ce jeune garçon est devenu Sir, anobli par la Reine en son château de Holyrood, n’est pas l’affaire qui nous occupe pour le moment.
Savoir pourquoi cet enfant écossais, gardien de cimetière, porte le même nom que celui d’un poète anglais du 16ème siècle ne devrait pas nous intéresser non plus – quoique. De cela nous pouvons parler, étant donné que Walt le raconte lui-même volontiers (Le Walt en question, c’est Walter Raleigh, le jeune homme, vous l’aurez compris. Ses amis l’appellent comme ça, et vous pourrez vous-même l’appeler Walt si vous devenez un jour son ami ; tout du moins de votre vivant). Voici l’explication : juste avant de mourir, le père de Walt, qui fumait beaucoup, lui confia qu’il lui avait donné ce nom à cause de la chanson des Beatles, I’m so Tired, dans laquelle John Lennon accuse Walter Raleigh (l’autre, l’ancien, le poète) d’avoir importé le tabac en Angleterre, et donc d’être responsable de sa dépendance à la cigarette. Comme le tabac était un vice partagé par John Lennon ET le jeune père, celui-ci murmura au nouveau-né en se penchant sur son berceau : « alors comme ça c’est toi mon nouveau poison, mon poison à moi, mon si grand poison, mon amour de poison… le premier que je verrai le matin, le dernier que je verrai le soir, et celui qui me fera me relever la nuit… un poison pire que la cigarette ! Je suis fatigué rien que d’y penser… Comment je vais t’appeler… Walter Raleigh. »
Le jeune père en question était le gardien du cimetière de Dean, situé juste à côté d’Édimbourg, aussi vrai que sa femme en était la gardienne, et très tôt, le jeune Walt, son poison d’amour, trainait ses pantalons dans les allées impeccablement ratissées du jardin des morts de ses parents. Il les aidait à gratter la mousse sur les tombes l’été, à souffler les feuilles mortes en automne, à repeindre les bancs au printemps et à huiler les gonds des grilles en hiver, des grilles hautes et intimidantes que l’on fermait plus tôt que le reste de l’année, dès que la nuit tombait.
Savoir par quel hasard Sir Walter Raleigh naquit un 1er novembre, pile le jour de la fête des morts, ou comment son père mourut, ou comment un si jeune garçon se vit confier la tâche par la Reine d’Angleterre elle-même de s’occuper du cimetière de Dean le jour de ses dix ans n’est toujours pas notre affaire pour le moment ; ce qui nous occupe, c’est plutôt de savoir comment l’on fête noël, seul, dans un cimetière, lorsque l’on est un enfant.
Alors nous y voilà. Tout ce que je vais dire maintenant est vrai, évidemment, et restera vrai tant qu’il vous plaira d’y croire. Sir Walter Raleigh ne s’embarrasse pas avec les traditions : le soir de noël, il fourre dans ses poches autant de caramels mous qu’elles peuvent en contenir (des caramels offerts par Betsy, la vieille qui sent le chat, qui lui en donne un à chaque fois qu’elle vient visiter le Colonel Betsy, son défunt mari, un gradé de la Royal Navy mort en opération, du cœur), et il part faire le tour de ses coins favoris du cimetière. Il commence par visiter le banc des amoureux, un vieux banc vermoulu à demi caché par les branches d’un aulne poisseux ; il sort son couteau avec lequel il entaille le dossier afin d’y graver un gros trait ; si vous trouvez le cimetière de Dean, juste à côté d’Édimbourg, vous y trouverez aujourd’hui encore un trait gravé sur le banc par année passée par Walt au cimetière. Puis l’enfant se dirige vers l’arbre, colle son dos tout contre le tronc, lève la lame de son couteau droit au-dessus de la tête et… sans trembler, d’un coup sec, entaille le vieil arbre en même temps que quelques cheveux avec le geste d’un indien qui scalpe. Le tronc de l’aulne poisseux porte lui aussi toujours ces marques dans son bois : à condition de se faufiler sous ses branches, vous pourriez voir de combien de pouces Walt grandissait chaque année.
Le jeune garçon vérifie ensuite si de nouveaux couples ont gravé leur amour dans le bois du banc ou celui de l’arbre ; mais rien de neuf, que de vieilles histoires, comme celle du cœur sculpté avec les noms Davy et Beth et un gros trait qui barre Beth, dans lequel la mousse commence à se mettre. Ça intrigue un peu Walt, tous ces adolescents qui choisissent cet endroit humide et sombre pour s’embrasser en cachette. Lui a mieux à faire, comme s’assoir et regarder le bal des araignées qui tissent leurs toiles gigantesques sous les branches.
Soudain, une volée de cloches fait sortir une nuée de chauves-souris du vieux caveau des McLeod. Les bêtes apeurées s’en vont dans la nuit avec un bruit de froufrou que l’on déchire. Walt sait les cloches ne jouent que pour lui, parce que Peter, le pasteur, a bloqué le compteur de l’horloge de la petite chapelle exprès pour qu’elle sonne le soir de Noël.
« Et les invités du réveillon ? », me direz-vous.
Walt s’approche justement du caveau des Mc Leod pour y retrouver son meilleur ami, Will. Un caveau si grand qu’il ressemble à une petite maison de pierre, mais pour les morts. Sur un grand trousseau, Walt choisit une très vieille clé, faite d’un métal si usé que seule la rouille le tient encore entier, et il la fait pivoter dans la serrure d’une énorme grille en fer forgé. Le ciel vire au noir. La nuit tombe. Walt disparaît.
Dans la pénombre du caveau, il fourre un caramel dans sa bouche et souhaite un joyeux Noël à Will, qui ne répond pas, car Will est un crâne, et les crânes ne répondent que dans les pièces de Shakespeare. Walt tient un instant son ami le crâne dans sa main, se demande s’il peut vraiment être son ami étant donné que c’est un crâne, puis il l’embrasse sur les deux joues qu’il n’a plus. Dehors, sur le fronton du caveau, les noms des morts de la famille Mc Leod s’étalent ; presque tous les hommes s’appellent Guy, et, parce qu’il a reçu une éducation française par sa mère, Walt sait qu’il faut s’embrasser sous le Guy.
Savoir qui est la mère française de Sir Walter Raleigh, et s’il s’accommode de ces Noël de solitude n’est pas notre affaire, on a bien d’autres choses à faire. Mais sachez seulement que jamais, malgré le froid, la pénombre, l’absence de ses parents ou la proximité des morts, le vieil aulne poisseux n’a vu Walt trembler. »