TOUL l'amour que j'ai pour toi
Dans le cadre des célébrations autour des 800 ans de la cathédrale de Toul, la ville me commande l’écriture d’un thriller ayant l’édifice comme thème central.
Suite à l’appel a participation citoyen, je rencontre six Toulois qui me renseignent sur leur ville, se livrant avec sincérité. Je récolte ainsi les motifs qui vont me permettre de tisser la toile de mon roman policier, dont je vous offre le début ci-après. Je décide de faire figurer toutes les personnes rencontrées dans la fiction. La couverture de l’ouvrage sera d’ailleurs réalisée à partir de la maquette construite par l’une de ces rencontres, Jördi Basselin.
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La voiture file à pleine vitesse entre Lure et Luxeuil-les-Bains ; pour attraper la route départementale 64, passé le contournement de Perpète-les-Oies, elle a pris la deuxième à droite après la diagonale du vide. En Haute-Saône, nul besoin d’allumer son GPS, de toute façon on ne reçoit pas le signal. Certaines parties du département ne sont même pas encore cartographiées. Ils ont bon dos, le réchauffement climatique et la sixième extinction de masse ! Que les scientifiques viennent mener leurs recherches par ici, ils trouveront quantité d’espèces encore inconnues, pour la simple et bonne raison qu’aucun scientifique n’a jamais mis les pieds en Haute-Patate. Ça se saurait.
L’autoradio crache ce qu’il peut, une fréquence attrapée au hasard, sans doute la seule qui émette à cinquante kilomètres à la ronde. Franck croit reconnaître la voix de Michel Delpech. Il lui semble logique que les radios du coin ne diffusent que des chanteurs morts, c’est raccord avec le paysage et l’animation dans les villages que le bolide traverse en trombe. Il ne connaît pas cette rengaine, mais le titre, ou ce qui a l’air d’être le titre, enfin disons le mantra répété à longueur de refrain, semble nous renseigner sur l’endroit où tout habitant de ce département aimerait être : Loin d’ici.
Ici, c’est la France des PMU pourris, des centres-villes aux commerces fermés, des petites villes dortoirs, des dernières fermes grises, des casses automobiles, des lotissements gigognes, des parties de chasse et des sculptures moches sur des ronds-points moches. La seule activité touristique à persister dans ce genre de nulle part, c’est le passage de familles de bobos citadins en camion aménagé qui croient passer leurs vacances à faire de l’anthropologie sociale.
Franck est bougon. Les pensées qui parcourent son esprit le minent et terminent de creuser le sillon qui barre son front en deux, à la verticale. Un véritable ravin. Cette ride impressionnante lui a apporté – en partie – son surnom : le lion. Il faut dire qu’aujourd’hui comme hier, le flic à la retraite ne supporte pas trop ses contemporains.
Il devrait pourtant se réjouir d’être assis à côté de Sarah. Quand elle pousse les rapports de son Austin Mini, une voiture de poupée dans laquelle le lion a dû se plier pour rentrer, elle rayonne – un pétillement de bonne humeur sur l’âme grise des Vosges saônoises. Mais dire qu’elle conduit est inapproprié ; il serait plus juste de dire qu’elle pilote. À chaque virage, Franck serre les fesses et ferme les yeux, donnant des coups de tatane reflexes vers le plancher pour écraser une pédale de frein imaginaire. Car sa dulcinée coupe les courbes, invente des trajectoires inédites que même les champions de courses de côte n’ont jamais empruntées jusqu’ici. Et puis, sans prévenir, elle profite d’une ligne droite pour lui parler en le dévorant des yeux, dix secondes sans mater la chaussée, aucune chance d’éviter la rencontre fortuite et potentielle avec un platane à deux doigts de changer leur escapade romantique en aller simple pour Tombouctou. Mourir à Remiremont, merde ! Ça sonne comme le titre d’un téléfilm de France 3, avec Stéphane Bern dans le rôle du flic. Dans la tête du lion, l’ex-lieutenant de police et ses principes bataillent avec l’amoureux transi pour freiner la conduite accidentogène de sa go, mais il faut croire que l’amour passe la jugeote à la machine, avec essorage à 1000 tours/minute, car Franck laisse Sarah faire, et la Mini filer un train d’enfer.
Pouxeux. Virage en épingle, l’arrière du cercueil roulant chasse un peu avant de se rétablir. Franck se suspend à la poignée de maintien au-dessus de la portière en fermant les yeux. L’habitacle de la bagnole est rempli de la sueur du lion et du parfum de la belle. « Peu importe la destination, après tout, l’essentiel est d’être dans une voiture à deux et d’y aller ensemble », pense Franck pour se rassurer, avant de réaliser que cette réflexion mérite sa place dans une chanson de Michel Delpech. « Sérieux, mon vieux, l’amour rend cucul, surtout quand il vient de te tomber dessus. » Pour que l’image d’Épinal romantique soit complète, il ne manque plus à l’Austin qu’un panneau « Just Married » et une ribambelle de casseroles accrochées à l’arrière.
Avec ou sans bagnole, Franck en trimballe une bonne quantité, de casseroles. À hauteur de la cité spinalienne, le véhicule rejoint enfin la deux fois deux voies qui file tout droit jusqu’à Nancy. Le silence s’installe entre les tourtereaux et leurs pensées en profitent pour naviguer librement. Franck en vient vite à faire le point sur sa batterie de cuisine.
Il y a son blase, d’abord : Blérot. Un patronyme qui trouve son origine du côté de la Belgique, lui a un jour appris son père. Délicat à porter pour n’importe quel péquin depuis que la sémantique militaire a créé l’expression qui associe l’animal à un connard, mais encore plus pour un flic, une vraie croix en guise de bannière : « Je me suis fait interpeller par un blaireau », qu’est-ce que tu veux faire après ça ? Mais après que le hasard l’a propulsé au milieu du braquage de la bijouterie qui occupe le rez-de-chaussée de son immeuble et qu’il est parvenu à piéger ses agresseurs, seul et sans arme, il est devenu « le lion[1] ». Baptême des collègues, totem de la flicaille – l’autre Lion de Belfort. Aujourd’hui, il n’y a plus que les cons – blaireaux à leur tour – pour ricaner à l’énoncé de son nom ; dans son (tout petit) entourage, il y a longtemps que le félin a bouffé le mustélidé.
Autre gamelle à trimballer pour le flic à la retraite : les dettes, qui se cramponnent à lui comme les punaises de lit au voyageur de commerce. Les traites du crédit qui lui a servi à acheter son petit chez-lui sur le tard le tiennent à la gorge et l’obligent à vivre chichement : pas de voiture, pas de vacances, pas d’écart, des missions d’intérim dans la sécurité à assurer de l’autre côté de la frontière, en Suisse, pour mettre du beurre dans ses épinards surgelés de marque distributeur, la même marque discount que celle des croquettes de son chat plein de puces… La disette est telle que le nom de baptême du matou a été choisi pour rendre hommage à la précarité économique de son maître : le minet s’appelle Valium. Les calculs savants posés au crayon de papier dans la marge des relevés de compte dès le 10 du mois pour calculer comment tenir jusqu’au 31 se multiplient, et rappellent à Franck à chaque instant, remuant le couteau dans la plaie, le pourquoi de ses déboires financiers.
Car si Blérot a demandé à faire valoir ses droits à la retraite à seulement 52 ans, quittant la police avec une pension de misère, c’était pour s’occuper de Maryline, sa moitié, malade du cancer. Là, en termes de casserole, on tient un bon gros chaudron. L’histoire d’amour a été aussi courte qu’intense, deux ans tout au plus, mais le joli fil a été coupé par le crabe. De quoi foutre le lion au tapis, groggy, KO assis, célibataire avec une allocation minable. De quoi se taper dix bonnes années de deuil et de cauchemars, l’habitude des nuits sans rêves, défoncé par les anxiolytiques, avant de retrouver un tout petit peu de lumière grâce à une enquête récente résolue dans le Jura Suisse[2], et qui lui a laissé, outre une belle cicatrice sur la pommette, une fenêtre de confiance retrouvée.
Dernière petit poêlon bringuebalant au bout du fil de sa vie : son âge. Même s’il porte ses 62 ans avec un certain aplomb, Franck doit se plier aux contraintes physiques du soixantenaire, à coup d’arthrite, de genoux qui grincent, de lombaires flingués et, surtout, d’une envie de pisser permanente.
Justement : prétextant une fringale soudaine, le lion négocie avec son amour de pilote un arrêt minute à l’aire de Vincey, histoire d’alléger sa vessie. « Je t’attends dans la voiture » susurre la belle en le regardant par en-dessous, faisant crépiter des éclairs de désir dans les reins de Blérot. Le flic traverse la boutique Total au pas de course, pressé de se délester de son fardeau. Il le fait avec un soupir immense, une main appuyée sur le carrelage des chiottes, alors qu’un mini-jet d’urine arrose le tapis de sanisette parfum pêche. Tête rejetée en arrière, Franck goûte les plaisirs simples de la pré-vieillesse. « C’est marrant comme plus on avance en âge, plus les plaisirs deviennent humbles et anodins… Il y a vingt ans j’aurais tout donné pour monter sur un braquo de légende et taper le gang des postiches, passer trois semaines à Tahiti ou rouler en grosse cylindrée, alors qu’aujourd’hui il me suffit de pisser un coup ou de trouver la réponse plus vite qu’un candidat de Questions pour un champion pour être heureux… »
Pour donner le change à Sarah, il doit revenir avec un café. Devant le distributeur automatique, il commande sans réfléchir : café en poudre, maximum de caféine, minimum de sucre ; un réflexe de flic rompu à l’art de la planque. Pour tenir des nuits entières à quatre dans une Clio de service sans fermer les yeux, rien de tel que le café lyophilisé ; ça te file instantanément un tel mal de bide qu’il est impossible de t’endormir.
Tandis qu’il se contorsionne pour remonter dans la voiture, se repliant en un origami de lui-même, Sarah se repoudre. L’orage reprend dans le ventre du lion. D’autant que l’effet du café s’ajoute maintenant à la pression intestinale du désir – il devra certainement demander un nouvel arrêt avant d’arriver à destination.
« Tu ne la mérites pas, Blérot. » Voilà ce que s’est dit Franck après leur première sieste active dans son appartement. De dix ans sa cadette, Sarah trimballe une musculature d’athlète, la peau bronzée (partout), d’une douceur à toute épreuve. En se voyant nu à côté d’elle, avec son corps disproportionné, blanc et flasque, Blérot n’avait pas compris ce qu’une gazelle faisait dans les pattes d’un vieux lion. Elle l’avait rassuré, lui chuchotant à l’oreille que ce qu’elle aimait avant tout, c’était les histoires, et qu’un vieux flic bougon devait en avoir des tonnes à raconter.
[1] Voir Un Aller sans retour, Ed.
[2] Voir Un Aller sans retour, Ed.