Un Aller sans retour

Dans le cadre de l’action Entre les lignes, lancée par La Grosse Entreprise et l’association Interlignes, dont j’assure également la direction artistique, j’écris un roman policier POUR la ligne de train allant de Belfort à Bienne, après avoir maraudé sur cette ligne.

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Samedi 19 février

Sous le coup de l’accélération, la plaque de glace se décroche du toit et valse sur le ballast. Elle se brise en mille morceaux, comme un miroir de conte de fées.

Le train redouble d’efforts en quittant la gare de Belfort. Il traîne sa carcasse dans le paysage, hurlant des crissements de ferraille. La forêt, interdite, retient son souffle à son passage ; elle ne fera jamais que tolérer la présence de cette ligne droite agressive filant à travers ses ramures ; une flèche noire qui contrarie sa nature.

À bord, en seconde, un homme s’est assis côté fenêtre. Au travers de son reflet sur la vitre, il aperçoit vaguement, au loin, la neige, qui a déposé une meringue croquante sur la campagne. Une boursouflure qui cache les formes et gomme les reliefs. La gare de Danjoutin est amorphe, couverte de poudreuse ; elle a enfilé un jogging blanc pour passer l’hiver avachie sur le canapé devant la télé.

L’homme semble usé. Il a posé son front contre la fenêtre glacée du train, comme pour calmer une fièvre. Lorsqu’un autre express croise la rame et frôle son métal, la secousse est si forte que le convoi sursaute. Mais le voyageur, lui, ne bouge pas.

Le TER gravit des pentes légères, épouse les courbes du relief, file à travers champs. S’il approche d’une rivière, l’air se charge de brume et des gouttelettes coulent le long des vitres, dessinant des larmes horizontales sur les joues du passager. Celui-ci ne regarde plus dehors, indifférent ; il y a longtemps qu’il sait à quoi ressemble février. Le givre borde la fenêtre d’un cadre de glace, mais l’homme connaît le tableau, toujours le même : une eau-forte en clair-obscur, si sombre qu’elle le fait douter que, lorsqu’il tombe, le jour ne revienne jamais. « Et puis, un jour de plus, pour quoi faire ? » soupire le flic.

Il sait que l’hiver est le complice de la solitude et des chasseurs.

 

Ancien lieutenant de la Police Judiciaire, Franck Blérot est parti à 52 ans, avec en guise de retraite 50% d’un salaire déjà pas mirobolant. Il est resté dans la réserve civile : la police peut le rappeler à tout moment. Mais elle ne l’appelle jamais. Maintenant qu’il tutoie la soixantaine, il aspire au calme et à l’apaisement, mais sa pension est trop maigre pour assurer ne serait-ce que l’ordinaire : les traites de l’appartement – acheté sur le tard – la bouffe, les croquettes de Valium, et de temps en temps une bonne bouteille de pinard… S’il veut garder la tête hors de l’eau, il est obligé de se rendre en Suisse pour choper des petits boulots. Son statut d’ancien flic lui ouvre des portes dans le monde de la sécurité, mais il faut se déplacer, prendre le train. C’est ainsi que, bien que pensionné, il partage la vie de milliers de travailleurs frontaliers.

L’âme aussi embrumée que le paysage qui défile, Blérot se prépare à sa mission. Le plus difficile n’est pas de faire le planton dans le froid pendant des heures ou de fouiller les spectateurs d’un concert ou d’un match de hockey ; le plus dur, c’est de supporter ses collègues d’un soir. Entre les agents de sécurité suisses passionnés de cross-fit qui portent des tee-shirts trois fois trop petits pour exposer leurs muscles gonflés à la prot’ et les renégats obèses de la sécurité civile française qui s’empiffrent de saucisses – comme si le cholestérol avait le pouvoir de faire passer le temps plus vite – et qui viennent faire un peu d’oseille de l’autre côté de la frontière, il se sent paumé. Le seul point commun entre les français et les suisses, les autochtones biens balancés et les gros frouzes, c’est qu’ils se moquent de son nom de famille. Blérot = Blaireau. Sans compter les maîtres-chiens défoncés à la schnouf, aussi nerveux que leur clébard. Franck préfère les chats. Entre félins, on se comprend. Il a appelé le sien Valium, souvenir d’une époque où les médocs remplissaient les placards de la cuisine de son appartement. Le front toujours au frais contre la vitre, il révise ses saillies.

« Tiens, voilà le blaireau ! Ça va, gros blaireau ?

– Ça va, fils de pute. Je viens de cotiser à « connards sans frontière », tu devrais pas tarder à recevoir une aide humanitaire pour changer de cerveau. »

Les moqueries allaient déjà bon train au commissariat, à Belfort, mais c’était de bonne guerre, car alors, chacun des équipiers avait un surnom. On utilisait ces totems en service, affectant de croire qu’éviter d’employer leurs vrais patronymes les protégeaient de la saleté du boulot de flic. La raillerie comme gilet pare-balles. Blérot a bien conscience qu’aujourd’hui, la nature des quolibets a changé : il sent clairement ses soixante années tout juste passées peser dans la balance de l’irrespect en sa faveur. Des deux côtés de la vitre du train, c’est le crépuscule.

 

Sevenans, pas de halte. Les poteaux défilent le long de la voie, pieux enfoncés dans la poitrine de la terre. Son existence professionnelle est passée beaucoup trop vite, Blérot n’a pas eu le temps de faire son trou. La PJ départementale de Belfort ne lui a jamais offert la grosse affaire qui lui aurait permis de briller. À part la routine, un peu de stups, un peu de bastons d’ivrognes, un peu de cambriole et l’affaire de la bijouterie, que dalle… Il a passé des centaines heures d’ennui en planque, guettant le flagrant délit, à supporter les relents de transpiration de ses collègues et à boire du café thermos dégueulasse. Une fois de temps en temps, son équipe montait au feu, mais c’était chaque fois trop court, une ou deux minutes, tout au plus, et la plupart du temps, « l’équipe » en question se résumait à deux lieutenants. La sécheresse des fusillades du réel n’a rien à voir avec ce qui se joue dans les films ou ce qu’on peut lire dans les romans policiers ; elles laissent un arrière-goût d’inachevé, une frustration terrible. Comme celle de partir à la retraite avant d’être nommé capitaine. Comme celle d’établir le constat que, pendant longtemps, son boulot a agi comme un métronome, imposant à sa vie son morne tempo.

Franck remâche sa carrière comme une gomme amère, dans le train, à la caisse du supermarché, chez son médecin, dans son petit appartement belfortin.

Nul ne peut deviner que le petit balcon et la façade rose fanée de l’immeuble situé rue du Comte de la Suze abrite un propriétaire tourmenté par les fantômes et le passé. Heureusement que Belfort semble elle aussi à la retraite, endormie, un peu aigrie, tournée vers une ancienne version d’elle-même. Chaque soir, Franck s’endort avec la cité du lion dès que survient la nuit, soulagé de revenir à l’oubli.

 

Belfort – Montbéliard TGV. Blérot change de train. Il n’y a descendre de la rame et choper la correspondance sur la voie d’en face. Juste le temps d’adresser un signe de la main à Adolphe, un pensionnaire du pôle gérontologique Claude Pompidou qui se promène à la gare, quelles que soient l’heure et la saison. Franck a passé un coup de fil aux collègues. Son sujet, quelques semaines auparavant, s’étonnant de voir un vieillard faire les cent pas dans le vent glacial de l’espace intermodal, mais on l’avait rassuré : Adolphe était coutumier du fait, et le personnel de l’EHPAD, au courant. Le seul plaisir de leur résident était de déambuler sur les quais et de regarder partir les trains. Sans doute pour marcher et garder la forme. Ou pour s’habituer doucement à l’idée du grand départ.

Le retraité rend son salut à Franck, et le flic se demande si le vieux le prend pour un pensionnaire de la maison de retraite, comme lui.

 

Si les connards de la sécu l’appellent blaireau, les anciens collègues de Franck le considèrent aujourd’hui plutôt comme un lion. À cause de la ride verticale qui lui barre le front, juste entre la broussaille de ses deux sourcils, à cause de sa tignasse, aussi, qui a blanchi d’un coup après le décès de Maryline, et à cause de son esprit de résistance, qui s’est révélé lors du braquage de la bijouterie Cupillard.

Maryline était entrée dans l’existence du lion par effraction, alors qu’il s’acheminait tranquillement vers une vie rangée de vieux garçon. Au commissariat de Belfort, il avait pris sa plainte après qu’on l’avait cambriolée ; les casseurs avaient laissé la maison entièrement vide, nettoyée de son mobilier, mais « ce n’était pas bien grave, au contraire. Il y a trop de souvenirs là-dedans que je suis contente de voir partir », avait confié la plaignante. Un mariage raté, des enfants indifférents, partis faire leur vie en Alsace, une grosse télévision qui ne débitait que des conneries, comme son ex-mari, un vélo d’appartement qui n’avait jamais vraiment servi. Elle portait plainte pour les assurances, mais elle voyait surtout dans cette mésaventure l’opportunité de repartir de zéro. Le flic et la victime avaient poursuivi la discussion autour d’un demi aux Marronniers, place d’Armes, laissant la déontologie au vestiaire, bien cachée entre une arme de service et une bouteille d’amer bière, et puis dans l’appartement de Franck, dans l’immeuble rose au-dessus de la bijouterie, et puis au lit, car, comme l’avait chuchoté Franck à l’oreille de Maryline : « À notre âge, il est important de se maintenir en bonne condition physique. Alors je me dévoue, maintenant que tu n’as plus de vélo d’appartement. » Elle avait dormi là, et n’était plus jamais repartie.

La vie de Maryline tenait dans un sac de voyage. Elle avait investi quelques étagères dans l’armoire de la chambre, mis de la couleur dans l’appartement, un peu de relief dans la vie rectiligne de Franck. À cette époque bénie, il s’était parfois surpris à siffloter, tranquillement, sous le coup du bonheur. Les quelques fois où Franck avait siffloté dans sa vie n’étaient pas nombreuses : il y avait eu le jour de l’obtention de son permis de conduire, qui signifiait tout à la fois liberté, autonomie, vacances et gonzesses ; le jour où il avait mis une correction à son sergent, pendant son service militaire au 516 RT de Toul ; et, donc, le jour où il s’était rendu compte que quelqu’un l’attendait à la maison, et que ce quelqu’un était Maryline. Ce jour-là, il avait même vu Belfort en technicolor, remarquant les façades badigeonnées de cendre bleu, de rose Sologne ou de vert de Colmar. Jamais il ne s’était dit que derrière ces ravalements de façades se cachait Jean-Pierre Chevènement et son opération Colorissimo, qui visait à battre en brèche la grisaille chronique de la ville ; non, il n’y avait qu’un seul peintre en bâtiment qui vaille aux yeux de Franck, et il portait le prénom d’une célèbre actrice américaine.

Il avait fini par descendre en sifflotant les trois étages qui séparaient ce qui était désormais leur appartement de la bijouterie Cupillard pour acheter une bague de fiançailles. Sa chanson avait été interrompue par le premier impact de balle qui avait instantanément étoilé le verre de la vitrine. Avant la seconde détonation, il avait déjà plongé à terre, tâtant l’emplacement de son holster pour s’assurer de la présence de son arme. Elle n’était pas là. De toute façon, il n’aurait pas eu le temps de dégainer, les braqueurs étaient dans la place. Il sentit une semelle claquer contre sa colonne vertébrale, et l’écraser à terre jusqu’à chasser tout l’air de ses poumons. Les bandits parlaient un mauvais français, avec un fort accent allemand. Ils gueulaient aux clients présents de se coucher au sol. D’après les voix, Franck avait compté trois hommes et une femme. Plus un chauffeur, qui devait probablement attendre quelque part en embuscade. Autant dire que, seul et désarmé, il n’avait aucune chance. Et pourtant.

Il avait senti soudain un sentiment de colère froide le prendre à la gorge, quelque chose qui relevait de l’injustice. Pour une fois qu’il avait l’occasion de siffloter, il n’allait pas se laisser emmerder. Il avait pensé à Maryline, trois étages plus haut, qui attendait son retour, et se dit qu’il avait envie de la retrouver. Maintenant, pas quand les braqueurs l’auraient décidé. Se redressant tant bien que mal sur les coudes, il avait tenté un coup de poker : « Je suis flic. »

La bande qui ratissait les présentoirs pour faire tomber les bijoux dans des sacs avait suspendu ses mouvements. Blérot vérifia qu’ils étaient bien quatre. Il avait vu juste. « Je suis flic, mais je ne suis pas en service, avait-il poursuivi en se relevant complètement. En revanche, je connais le dispositif de sécurité de la bijouterie, c’est moi qui l’ai installé. Votre coup de feu dans la vitrine a déclenché une alarme, directement reliée au service secours. À cette heure, il y a une équipe en service au commissariat, elle devrait être sur place dans trois, quatre minutes maximum. »

Le patron, Monsieur Cupillard, s’était demandé à quoi jouait le flic. Était-il leur complice ? Voulait-il le devenir, négocier une partie du butin ? Mais il avait compris le piège en voyant les allemands commencer à se barricader. Ils s’étaient servi des présentoirs à bijoux comme de boucliers en les plaçant derrière les vitrines, balançant les diam’s et les Rolex par terre ; marrant comme la valeur des objets peut changer quand on a la mort aux trousses. On avait entendu les sirènes de police résonner. Au lieu de s’envoler, les délinquants avaient construit leur propre geôle, et Blérot avait gagné son pari.

L’équipe de la PJ avait garé la bagnole en travers de la rue marchande, face à la bijouterie, et les collègues s’étaient extraits du véhicule par l’arrière pour rester derrière la voiture et se protéger des tirs teutons. Désormais, les deux bandes se faisaient face, arme au poing. La tension planta ses griffes dans le cœur de la situation. On était en état de siège. Statu quo. Belfort Alamo.

Le temps s’était allongé. Personne n’avait rien osé tenter.

Côté flics, on s’était demandé si on devait appeler les cow-boys de Besançon à l’aide. Mais cela voulait dire co-saisine, et affaire partagée ; il y en avait marre de se faire piquer les lauriers par les grands frères.

Côté gangsters, on s’était regardé en chien de faïence. Les bijoux étaient restés à terre ; les voyants d’alerte des malfrats étaient tout entiers tournés vers la fuite et la survie.

 

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